Sunday, 12 December 2010

La Paix ou la Guerre? A. Saint-Exupéry

HOMME DE GUERRE, QUI ES-TU ? 

Pour guérir un malaise, il faut l’éclairer. Et, certes, nous vivons dans le malaise. Nous avons choisi de sauver la Paix. Mais, en sauvant la paix, nous avons mutilé des amis. Et, sans doute, beaucoup parmi nous étaient disposés à risquer leur vie pour les devoirs de l’amitié. Ceux-là connaissent une sorte de honte. Mais, s’ils avaient sacrifié la paix, ils connaîtraient la même honte. Car ils auraient alors sacrifié l’homme : ils auraient accepté l’irréparable éboulement des bibliothèques, des cathédrales, des laboratoires d’Europe. Ils auraient accepté de ruiner ses traditions, ils auraient accepté de changer le monde en nuage de cendres. Et c’est pourquoi nous avons oscillé d’une opinion à l’autre. Quand la Paix nous semblait menacée, nous découvrions la honte de la guerre. Quand la guerre nous semblait épargnée, nous ressentions la honte de la Paix.
Il ne faut pas nous laisser aller à ce dégoût de nous-mêmes : aucune décision ne nous l’eût épargné. Il faut nous ressaisir et chercher le sens de ce dégoût. Quand l’homme se heurte à une contradiction si profonde, c’est qu’il a mal posé le problème. Lorsque le physicien découvre que la terre entraîne, dans son mouvement, l’éther où la lumière se meut, et quand, dans le même temps, il découvre que cet éther est immobile, il ne renonce pas à la science, il change de langage et renonce à l’éther.
Pour découvrir où loge ce malaise, il faut sans doute dominer les événements. Il faut, pour quelques heures, oublier les Sudètes. Nous sommes aveugles, si nous regardons de trop près. Il nous faut réfléchir un peu sur la guerre, puisque, à la fois, nous la refusons et l’acceptons.


* *
Je sais quels reproches on m’adressera. Les lecteurs d’un journal réclament des reportages concrets, non des réflexions. Les réflexions sont bonnes pour les revues ou pour les livres. Mais j’ai, là-dessus, une autre opinion.
J’ai toujours dans les yeux l’image de ma première nuit de vol en Argentine. Une nuit d’encre. Mais, dans ce néant, vaguement lumineuses comme des étoiles, les lumières des hommes dans la plaine.
Chaque étoile signifiait qu’en pleine nuit, là en bas, on réfléchissait, on lisait, on poursuivait des confidences. Chaque étoile, comme un fanal, signalait la présence d’une conscience humaine. Dans celle-là peut-être on méditait sur le bonheur des hommes, sur la justice, sur la paix. Perdue dans ce troupeau d’étoiles, c’était l’étoile du berger. Là peut-être on entrait en communication avec les astres, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Ailleurs, on aimait. Partout brûlaient ces feux dans la campagne, qui réclamaient leur nourriture, jusqu’aux plus humbles. Celui du poète, de l’instituteur, du charpentier. Mais, parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes, combien d’hommes endormis, combien de feux qui ne donnaient plus leur lumière, faute d’avoir été alimentés.
Que le journaliste se trompe dans ses réflexions, peu importe, nul n’est
infaillible. Qu’il ne pénètre pas toutes ces demeures, peu importe, ce sont les demeures où l’on veille qui font le sens d’un territoire. Le journaliste ignore quels sont ceux qui communieront avec lui, mais peu importe, il espère quand il jette des sarments au vent entretenir quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne.
Elles furent pesantes, les journées que nous avons vécues devant les haut-parleurs. C’était comme une attente d’embauches au portail de fer d’une usine. Les hommes, massés pour écouter parler Hitler, se voyaient déjà entassés dans les wagons de marchandises, puis répartis derrière des outils d’acier, au service de l’usine qu’est devenue la guerre. Déjà comme enrôlés dans la gigantesque corvée, le chercheur renonçait aux calculs qui le faisaient communiquer avec l’univers, le père renonçait aux soupes du soir qui embaument la maison et le coeur, le jardinier, qui avait vécu pour une rose nouvelle, acceptait de ne point en embellir la terre. Tous nous étions déjà déracinés, confondus et jetés en vrac sous la meule.
Non par esprit de sacrifice, mais par abandon à l’absurde. Noyés dans les contradictions que nous ne savons plus résoudre, découragés par l’incohérence d’événements que nul langage n’éclaire plus, nous admettions obscurément le drame sanglant qui nous eût imposé, enfin, des devoirs simples.
Nous connaissions pourtant que toute guerre, depuis qu’elle se traite avec la torpille et l’ypérite, ne saurait aboutir qu’à l’écroulement de l’Europe. Mais nous sommes peu sensibles, bien moins qu’on l’imagine, à la description d’un cataclysme. Nous assistons chaque semaine, du fond de nos fauteuils de cinéma, aux bombardements d’Espagne ou de Chine. Sans en être ébranlés nous-mêmes, nous pouvons entendre les coups qui frappent les villes dans leurs profondeurs. Nous admirons les torsades de suie et de cendres que ces terres à volcans débitent lentement vers le ciel. Et cependant ! C’est le grain des greniers, ce sont les trésors familiaux, c’est l’héritage des générations, c’est la chair des enfants brûlés qui, dilapidés en fumées, engraissent lentement ce cumulus noir.
Je les ai parcourues à Madrid les rues de l’Arguelez, dont les fenêtres, semblables à des yeux crevés, n’enfermaient plus que du ciel blanc. Les murs seuls avaient résisté et, derrière ces façades fantômes, le contenu des six étages s’était réduit à cinq ou six mètres de gravats. Du faîte à la base, les planchers de chêne massif sur l’assise desquels des générations avaient vécu leur longue histoire familiale, où la servante, à l’instant même du tonnerre, tirait, peut-être, les draps blancs pour servir le repos du soir et l’amour, où des mères, peut-être, posaient des mains fraîches sur des fronts brûlants d’enfants malades, où le père méditait l’invention de demain, ces assises que chacun eût pu croire éternelles, d’un seul coup, dans la nuit, avaient basculé comme des bennes, et versé leur charge à la fondrière.
Mais l’horreur ne passe point la rampe, et sous nos yeux, dans l’indifférence des spectateurs, les torpilles d’avion coulent sans bruit, à la verticale, comme des sondes, vers ces demeures vivantes qu’elles videront de leurs entrailles.
Je ne veux pas m’en indigner, il nous manque ici la clef d’un langage. Nous sommes les mêmes hommes qui accepterions de risquer la mort pour un seul mineur enseveli ou pour un seul enfant désespéré. L’horreur ne prouve rien. Je ne crois guère à l’efficacité de ces réactions animales. Le chirurgien visite l’hôpital et ne connaît pas ce serrement de coeur que le spectacle de la souffrance déclenche chez les filles. Sa pitié, autrement haute, passe au-dessus de cet ulcère qu’il va guérir. Il palpe et n’écoute pas les plaintes.
Ainsi à l’heure de l’accouchement, quand les gémissements s’éveillent, une grande ferveur secoue la maison. Ce sont des pas précipités dans le vestibule, des préparatifs, des appels, et personne ne s’épouvante de ces cris que la jeune mère, elle-même, oubliera, qui s’enkysteront dans la mémoire, qui ne comptent pas. Et cependant celle-là se tord et saigne. Et des bras noueux la maintiennent, des bras de bourreaux, qui aident à l’expulsion du fruit, qui arrachent la chair de sa chair. Mais l’on s’affaire ; mais l’on sourit. Mais l’on chuchote : « Tout se passe bien. » On prépare un berceau ; on prépare un bain tiède ; on court brusquement vers la porte ; on la fait éclater toute grande, et l’on crie : « Le ciel soit béni, c’est un fils ! »
Si nous ne disposons que des descriptions de l’horreur, nous n’aurons point raison contre la guerre, mais nous n’aurons point non plus raison si nous nous contentons d’exalter la douceur de vivre et la cruauté des deuils inutiles. Voilà quelques milliers d’années que l’on parle des larmes des mères. Il faut bien admettre que ce langage n’empêche point les fils de mourir.
Ce n’est point dans les raisonnements que nous trouverons le sauvetage. Plus ou moins nombreuses, les morts... À partir de quel nombre sont-elles acceptables ? Nous ne fonderons pas la paix sur cette misérable arithmétique. Nous dirons : « Sacrifice nécessaire... Grandeur et tragique de la guerre... » Ou, plutôt, nous ne dirons rien. Nous ne possédons point de langage qui permette de nous débrouiller sans raisonnements compliqués, entre ces différentes morts. Et notre instinct, et notre expérience nous font nous défier des raisonnements : on démontre tout. Une vérité, ce n’est point ce qui se démontre : c’est ce qui simplifie le monde.
Notre tourment est un tourment vieux comme l’espèce humaine. II a présidé aux progrès de l’homme. Une Société évolue et l’on cherche encore à saisir, par l’instrument d’un langage périmé, les réalités présentes. Valable ou non, on est prisonnier d’un langage et des images qu’il charrie. C’est le langage insuffisant qui se fait, peu à peu, contradictoire : ce ne sont jamais les réalités. Quand l’homme forge un concept nouveau, alors seulement il se délivre. L’opération qui fait progresser n’est point celle qui consiste à imaginer un monde futur : comment saurons-nous tenir compte des contradictions inattendues qui naîtront demain de nos prémices, et, imposant la nécessité de synthèses nouvelles, changeront la marche de l’histoire ? Le monde futur échappe à l’analyse. L’homme progresse en forgeant un langage pour penser le monde de son temps. Newton n’a point préparé la découverte des rayons X en prévoyant les rayons X. Newton a créé, pour décrire les phénomènes connus de lui, un langage simple. Et les rayons X, de création en création, en sont issus. Toute autre démarche est utopie.
Ne cherchez point quelles mesures sauvèrent l’homme de la guerre. Dites-vous : « Pourquoi faisons-nous la guerre puisqu’en même temps nous connaissons qu’elle est absurde et monstrueuse. Où loge la contradiction ? Où loge la vérité de la guerre, une vérité si impérieuse qu’elle domine l’horreur et la mort ? » Si nous y parvenons, alors seulement nous ne nous abandonnerons plus, comme à plus fort que nous, à la fatalité aveugle. Alors, seulement, nous serons sauvés de la guerre.
Certes, vous pouvez me répondre que le risque de guerre réside dans la folie de l’homme. Mais vous renoncez, du même coup, à votre pouvoir de comprendre. Vous pourriez affirmer de même : la terre tourne autour du soleil parce que telle fut la volonté de Dieu. Peut-être. Mais par quelles équations cette volonté se traduit-elle ? En quel langage clair pouvons-nous traduire cette folie, et ainsi nous en délivrer ?
Il me semble aussi que les instincts sauvages, la rapacité ou le goût du sang demeurent des clefs insuffisantes. C’est négliger ce qui est peut-être l’essentiel. C’est oublier tout l’ascétisme qui entoure les valeurs de guerre. C’est oublier le sacrifice de la vie. C’est oublier la discipline. C’est oublier la fraternité dans le danger. C’est oublier, en fin de compte, tout ce qui nous frappe chez les hommes de guerre, chez tous les hommes de guerre qui ont accepté les privations et la mort.
L’année dernière, je visitais le front de Madrid et il me semblait que le contact avec les réalités de la guerre était plus fertile que les livres. Il me semblait que, de l’homme de guerre seul, il était possible de tirer des enseignements sur la guerre.
Mais, pour le rencontrer dans ce qu’il a d’universel, il faut oublier qu’il est des camps et ne point discuter les idéologies. Les langages charrient des contradictions tellement inextricables qu’elles font désespérer du salut de l’homme. Franco bombarde Barcelone parce que Barcelone, dit-il, a massacré des religieux. Franco protège donc les valeurs chrétiennes. Mais le chrétien assiste, au nom de ces valeurs chrétiennes, dans Barcelone bombardée, à des bûchers de femmes et d’enfants. Et il ne comprend plus. Ce sont, me direz-vous, les tristes nécessités de la guerre... La guerre est absurde. Il faut cependant choisir un camp. Mais il me semble que d’abord est absurde un langage qui oblige les hommes à se contredire.
N’objectez point non plus l’évidence de vos vérités, vous avez raison. Vous avez tous raison. Il a raison celui-là même qui rejette les malheurs du monde sur les bossus. Si nous déclarons la guerre aux bossus, si nous lançons l’image d’une race des bossus, nous apprendrons vite à nous exalter. Toutes les vilenies, tous les crimes, toutes les prévarications des bossus, nous les porterons à leur débit. Et ce sera justice. Et, quand nous noierons dans son sang un pauvre bossu innocent, nous hausserons tristement les épaules : « Ce sont là les horreurs de la guerre... Il paie pour les autres... Il paie pour les crimes des bossus... » Car, certes, les bossus aussi commettent des crimes.
Oubliez donc ces divisions qui, une fois admises, entraînent tout un Coran de vérités inébranlables et le fanatisme qui en découle. On peut ranger les hommes en hommes de droite et en hommes de gauche, en bossus et en non-bossus, en fascistes on en démocrates, et ces distinctions sont inattaquables ; mais la vérité, vous le savez, c’est ce qui simplifie le monde, et non ce qui crée le chaos.
Si nous demandions à l’homme de guerre, quel qu’il soit, non en l’écoutant se justifier dans Son langage insuffisant, mais en le regardant vivre, le sens de ses aspirations profondes ?

DANS LA NUIT, LES VOIX ENNEMIES

D'UNE TRANCHÉE À L’AUTRE

S’APPELLENT ET SE RÉPONDENT
Au fond de l’abri souterrain, les hommes, un lieutenant, un sergent, trois soldats, se harnachent en vue d’une patrouille. L’un d’eux, qui endosse un tricot de laine – il fait très froid, – m’apparaît dans l’ombre, la tête enfouie encore, les bras mal engagés, remuant lentement avec une lourdeur d’ours. Jurons étouffés, barbes de trois heures du matin, explosions lointaines... Tout cela compose un étrange mélange de sommeil, de réveil et de mort. Lente préparation de chemineaux qui vont reprendre le lourd bâton et le voyage. Pris dans la terre, peints par la terre, montrant des mains de jardiniers, ces hommes-là ne sont point pétris pour le plaisir. Les femmes s’en détourneraient. Mais, lentement, ils se dégagent de leur boue et vont émerger aux étoiles. La pensée s’éveille sous la terre, dans ces blocs de glaise durcie, et je songe que là-bas, en face, à la même heure, d’autres hommes se harnachent ainsi et s’épaississent des mêmes tricots de laine, imbibés de la même terre, émergeant de la même terre dont ils sont faits. Là-bas, en face, la même terre s’éveille aussi à la conscience, à travers l’homme.
Ainsi, en face de toi, se dresse lentement, lieutenant, pour mourir de ta main, ta propre image. Ayant tout renoncé, pour servir comme toi, sa foi. Sa foi qui est la tienne. Qui accepterait de mourir sinon pour la vérité, la justice et l’amour des hommes ?
« On les trompait, ou bien l’on trompait ceux d’en face », me direz-vous. Mais je me moque bien ici des politiciens, des profiteurs et des théoriciens en chambre de l’un ou l’autre des deux camps. Ils tirent les ficelles, lâchent les grands mots et croient qu’ils conduisent les hommes. Ils croient à la naïveté des hommes. Mais si les grands mots prennent comme des semences livrées au vent, c’est qu’il se trouvait, au large des vents, des terres épaisses, pétries pour le poids des moissons. Qu’importe le cynique qui s’imagine jeter du sable en nourriture : ce sont les terres qui savent reconnaître le blé.
La patrouille est formée, et nous avançons à travers champs. Une herbe rase craque sous nos pas, et nous butons, de temps à autre, dans la nuit, contre, des pierres. J’accompagne jusqu’à la lisière de ce monde ceux qui ont reçu pour mission de descendre au fond de l’étroite vallée qui nous sépare ici de l’adversaire. Elle est large de huit cents mètres. Pris sous le feu des deux artilleries, à la verticale, les paysans l’ont évacuée. Elle est vide, noyée sous les eaux de la guerre, un village y dort englouti. Il n’est plus habité que par des fantômes, car les chiens seuls y sont restés, qui, sans doute, chassent, le jour, des viandes pitoyables, et, la nuit, faméliques, s’épouvantent. C’est, vers quatre heures du matin, un village entier qui hurle à la mort vers la lune qui monte, blanche comme un os. « Vous descendrez, a ordonné le commandant, pour connaître si l’ennemi s’y dissimule. » Sans doute, chez l’adversaire, la même question s’est-elle posée, et la même patrouille est-elle en marche.
Il nous accompagne, ce commissaire dont j’ai oublié le nom, mais dont je n’oublierai jamais le visage : « Tu les entendras, me dit-il. Quand nous serons en première ligne, nous interrogerons l’ennemi qui occupe l’autre versant de la vallée... Parfois il parle... »
Je le revois, un peu rhumatisant, pesant sur son bâton noueux, cet homme au masque de vieil ouvrier consciencieux. Celui-là, je le jure, s’est haussé au-dessus de la politique et des partis. Celui-là s’est haussé au-dessus des rivalités confessionnelles. « Il est dommage que, dans les circonstances présentes, nous ne puissions point exposer notre point de vue à l’adversaire... »
Et il va, lourd de sa doctrine, comme un évangéliste. Et, en face, je le sais, vous le savez bien, il y a l’autre évangéliste, quelque croyant, éclairé aussi par sa doctrine, et qui dépêtre ses grosses bottes de la même boue, marchant aussi vers ce rendez-vous qu’il ignore.
Nous voici donc en route vers cette lèvre de terre qui domine la vallée, vers le promontoire le plus avancé, vers la dernière terrasse, vers ce cri d’interrogation que nous jetterons à l’ennemi, comme l’on s’interroge soi-même.
Une nuit bâtie comme une cathédrale, et quel silence ! Pas un coup de fusil ! Une trêve ? Oh ! non. Mais quelque chose qui ressemble au sentiment d’une présence. Chez les deux adversaires, c’est la même voix que l’on écoute. Fraternisation ? Non, bien sûr, s’il s’agit par là. de cette lassitude qui, un jour, désagrège les hommes et les incline à se partager des cigarettes, et à se confondre dans le sentiment d’une même déchéance. Essayez donc de faire un pas vers l’ennemi... Fraternisation peut-être, mais à une telle altitude qu’elle n’engage de l’esprit qu’une part encore inexprimable, et ici, en bas, ne nous sauve point du carnage. Puisque, ce qui nous unit, nous n’avons pas encore de langage pour nous le dire.
Ce commissaire qui nous accompagne, je crois bien le comprendre. D’où vient-il avec ce visage qui regarde droit, qui a d’abord longtemps maintenu sa charrue dans l’axe ? Il a regardé, avec les paysans d’où il sort, vivre la terre. Puis il est parti pour l’usine et il a regardé vivre les hommes. « Métallurgiste... j’ai été vingt ans métallurgiste... » Jamais encore je n’ai entendu de confidences plus hautes que les confidences de cet homme-là. « Moi... un homme rude... j’ai eu tellement de mal à me former... Les outils... vois-tu, j’en connaissais bien le maniement, je savais en parler, je sentais juste... Mais quand je voulais m’exposer les choses, les idées, la vie, les exposer aux autres... Vous qui êtes habitués à abstraire... Vous que l’on a entraînés tout petits à évoluer dans les contradictions verbales, vous n’imaginez pas combien c’est dur, cela : abstraire ! Mais j’ai travaillé, travaillé... Je sens mon ankylose peu à peu qui s’en va... Oh ! ne crois pas que je ne sache point me juger... Je suis encore un rustre, je n’ai même pas encore appris la courtoisie, et la courtoisie, vois-tu, ça juge l’homme... »
Je revoyais, en l’écoutant, cette école du front installée à l’abri de quelques pierres, comme un village primitif. Un caporal y enseignait la botanique. Démontant de ses mains les pétales d’un coquelicot, il mêlait ses disciples barbus aux doux mystères naturels. Mais les soldats montraient une angoisse naïve : ils faisaient tant d’efforts pour comprendre, si vieux déjà, si durcis par la vie ! On leur avait dit : « Vous êtes des brutes, vous sortez à peine de vos tanières, il faut rattraper l’humanité... » Et ils se hâtaient, de leurs gros pas lourds, pour la rejoindre.
Ainsi j’avais assisté à cette ascension de la conscience semblable à une montée de sève et qui, née de la glaise, dans la nuit de la préhistoire, s’était peu à peu élevée jusqu’à Descartes, Bach ou Pascal, ces hautes cimes. Qu’il était pathétique, raconté par ce commissaire, cet effort pour abstraire. Ce besoin de grandir. Ainsi un arbre monte. Et c’est bien là le mystère de la vie. Seule la vie tire ses matériaux du sol, et, contre la pesanteur, les élève.
Quel souvenir ! cette nuit de cathédrale... L’âme de l’homme qui se montre avec ses ogives et ses flèches... L’ennemi que l’on se prépare à interroger. Et nous-mêmes, caravane de pèlerins, qui cheminons sur une terre craquante et noire, ensemencée d’étoiles.
Nous sommes, sans le savoir, à la recherche d’un évangile qui surmonte nos évangiles provisoires. Ils font trop couler le sang des hommes. Nous sommes en marche vers un Sinaï orageux.
Nous y sommes, nous avons buté sur une sentinelle engourdie, qui somnole à l’abri d’un petit mur de pierre :
« Oui, ici, des fois, ils répondent... D’autres fois, c’est eux qui appellent... D’autres fois ils ne répondent pas. Ça dépend comment ils se trouvent lunés... »
... Ainsi sont les dieux.
Les tranchées de première ligne serpentent à cent mètres en arrière de nous. Ces murs bas, qui protègent l’homme, jusqu’à la poitrine, sont des postes de veille, abandonnés pendant le jour, et qui surplombent directement l’abîme. Il nous semble ainsi être accoudés, comme à un parapet ou à une rambarde, devant le vide et l’inconnu. Je viens d’allumer une cigarette et aussitôt des mains puissantes me font plonger. Tous, autour de moi, plongent ainsi. À l’instant même, j’entends siffler cinq ou six balles, qui passent d’ailleurs trop haut, et ne sont suivies d’aucune autre salve. Ce n’est qu’un rappel à la correction : on n’allume pas sa cigarette face à l’ennemi.
Trois ou quatre hommes emmitouflés de couvertures, qui veillaient dans les environs, à l’abri de fortins semblables, nous ont rejoints :
« Sont bien réveillés ceux d’en face...
– Oui, mais, parlent-ils ? On voudrait entendre...
– Il y a l’un d’eux... Antonio... Quelquefois il parle.
– Fais-le parler... »
L’homme redresse et gonfle sa poitrine, puis, les mains jointes en porte-voix, lance avec puissance et lenteur :
« An...to...nio...o ! »
Le cri s’enfle, se déroule, se répercute dans la vallée...
« Penche-toi, me dit mon voisin, quelquefois, quand on les appelle, ça les fait tirer... »
Nous nous sommes abrités, l’épaule collée à la pierre, et nous écoutons. Point de coups de fusil. Quant à une réponse... Nous ne pourrions jurer que nous n’entendons rien, la nuit tout entière chante, comme un coquillage.
« Eh ! Antonio...o !... Est-ce que tu... »
Et il reprend son souffle, le grand gaillard qui s’époumone !
« Est-ce que tu... dors ?... »
Tu dors... répète l’écho de l’autre rive... Tu dors... répète la vallée,.. Tu dors, répète la nuit tout entière. Ça remplit tout. Et nous restons debout avec une confiance extraordinaire ils n’ont pas tiré ! Et je les imagine là-bas qui écoutent, qui entendent, qui reçoivent cette voix humaine. Et cette voix ne les révolte pas, puisqu’ils ne pressent pas sur les gâchettes. Certes, ils se taisent, mais quelle attention, quelle audience exprime ce silence, puisqu’une simple allumette déclenche le tir. Je ne sais quelles semences invisibles tombent au large des terres noires, portées par notre voix. Ils ont soif de notre parole comme nous avons soif de la leur. Mais nous ignorons tout de notre soif, sinon qu’elle s’exprime, évidente, dans cette audience même. Cependant ils gardent le doigt sur la gâchette, et je revois ces petits fauves que nous tentions d’apprivoiser dans le désert. Ils nous regardaient. Ils nous écoutaient. Ils attendaient de recevoir de nous leur nourriture. Et cependant, au moindre geste, ils nous eussent sauté à la gorge.
Nous nous abritons bien et, les mains dressées au-dessus du mur, nous faisons craquer une allumette. Trois balles cinglent vers la brève étoile.
Ah ! cette allumette aimantée... Et ça veut dire : « Nous sommes en guerre, ne l’oubliez pas ! Mais nous vous écoutons. Cette rigueur ne gêne pas l’amour... »
Quelqu’un pousse le grand gaillard.
« Tu ne sais pas le faire parler, laisse-moi lui dire... »
Le paysan massif pose son fusil contre la pierre, prend son souffle et lâche :
« C’est moi, Léon... Antonio...o ! »
Et ça s’en va, démesuré.
Je n’ai encore jamais entendu la voix prendre ainsi le large. Dans l’abîme noir qui nous sépare, c’est comme un lancer de navire. Huit cents mètres d’ici l’autre rive, autant pour le retour : seize cents. S’ils nous répondent, il s’écoulera près de cinq secondes entre nos questions et les réponses. Il s’écoulera chaque fois cinq secondes d’un silence où toute vie sera suspendue. Ce sera chaque fois comme une ambassade en voyage. Ainsi, même s’ils nous répondent, nous n’éprouverons pas le sentiment d’être joints les uns aux autres. Il s'interposera, entre eux et nous, l’inertie d’un monde invisible à mettre en branle. La voix est lâchée, transportée, elle aborde l’autre rivage... Une seconde... Deux secondes... Nous sommes semblables à des naufragés qui ont lancé leur bouteille à la mer... Trois secondes... Quatre secondes... Nous sommes semblables à des naufragés qui ignorent si des sauveteurs vont répondre... Cinq secondes...
« … Oh ! »



Une voix lointaine est venue mourir sur notre rivage. La phrase s’est perdue en route, il n’en subsiste qu’un indéchiffrable message. Mais je l’ai reçu comme un coup. Nous sommes perdus dans une obscurité d’abord impénétrable, mais éclairée soudain par un « ohé » de bateliers.



Une stupide ferveur nous secoue. Nous découvrons une évidence. Devant nous, il y a des hommes !



Comment m’expliquerais-je ? Il me semble qu’invisible une fissure vient de s’ouvrir. Imaginez une maison la nuit, toutes portes closes. Et voici que, dans l’obscurité, vous êtes frôlé par un souffle d’air froid. Un seul. Quelle présence !



Vous êtes-vous penché sur un abîme ? Je me souviens de la faille de Chézery, une fente noire perdue dans les bois, large d’un mètre ou deux, sur trente mètres de longueur. Peu de chose. On se couche à plat ventre sur les aiguilles de sapin, et, de la main, dans cette fissure sans relief on laisse couler une pierre. Rien ne répond. Il s’écoule une seconde, deux secondes, trois secondes, et après cette éternité on perçoit enfin un grondement faible, d’autant plus. bouleversant qu’il est plus tardif, qu’il est plus faible, là, sous le ventre. Quel abîme ! Ainsi, cette nuit-là, un écho retardé vient de bâtir un monde. L’ennemi, nous, la vie, la mort, la guerre, nous sommes exprimés par quelques secondes de silence.

De nouveau, une fois déclenché ce signal, une fois mis en branle ce navire, une fois dépêchée à travers le désert cette caravane, nous attendons. Et sans doute, en face comme ici, on se prépare à la recevoir, cette voix qui porte comme une balle au coeur. Et voici l’écho de retour :

« ... heure.... heure de dormir ! »
Elle nous parvient mutilée, déchirée comme un message de toute urgence, mais salé, mais lavé, mais usé par la mer. Quel conseil maternel ceux-là mêmes, qui tirent au vol nos cigarettes, ont lancé de toutes leurs poitrines :
« Taisez-vous... Couchez-vous... il est l’heure de dormir. »
Un frémissement léger nous agite. Et sans doute croirez-vous à un jeu. Et sans doute croyaient-ils à un jeu, ces hommes simples. C’est ce qu’ils vous eussent expliqué, dans leur pudeur. Mais le jeu toujours couvre un sens profond, sinon d’où proviendraient l’angoisse et le plaisir et le pouvoir du jeu ? Le jeu que peut-être nous pensions jouer répondait trop bien à cette nuit de cathédrale, à cette marche vers le Sinaï, et nous faisait trop fort battre le coeur pour ne point répondre à quelque besoin informulé. Elle nous exaltait, cette communication enfin rétablie. Ainsi frémit le physicien lorsque l’expérience cruciale est en marche et qu’il va peser la molécule. Il va noter une constante parmi cent mille, il semble qu’il n’ajoute qu’un grain de sable à l’édifice de la science, et cependant le coeur lui bat, car il ne s’agit point d’un grain de sable. Il tient un fil. Il tient le fil par quoi l’on ramène, en tirant, la connaissance de l’univers, car tout est lié. Ainsi frémissent les sauveteurs quand ils ont lancé leur filin, une fois, vingt fois... et qu’ils apprennent, par une saccade presque imperceptible, que les naufragés l’ont enfin saisi. Il y avait là-bas un petit groupe d’hommes, perdus dans la brume, les récifs, et coupés du monde. Et les voici, par la magie d’un fil d’acier, liés à tous les hommes et toutes les femmes de tous les ports. Ici nous avons jeté dans la nuit, vers l’inconnu, une passerelle légère, et voici qu’elle relie l’une à l’autre les deux rives du monde. Voici que nous épousons notre ennemi avant d’en mourir.



Mais si légère, si fragile, que pouvons-nous lui confier ? Une question, une réponse trop lourdes, et notre passerelle chavire. L’urgence exige de ne transmettre que l’essentiel, que la vérité des vérités. Je crois l’entendre, celui qui a pris en main la manoeuvre et qui nous groupe sous sa responsabilité, comme l’homme de barre ; celui qui devient notre ambassadeur d’avoir su faire parler Antonio. Je le vois qui, se haussant de tout son buste au-dessus du mur, les mains pesant, grandes ouvertes, sur les pierres, lance, à toute volée, la question fondamentale :
« Antonio ! Pour quel idéal te bas-tu ? »
N’en doutez pas, ils s’excuseraient encore, dans leur pudeur :
« Nous faisons là de l’ironie... » Ils le croiront plus tard s’ils s’emploient à traduire, dans leur pauvre langage, des mouvements qu’il n’est point de langage pour traduire. Les mouvements d’un homme qui est en nous, et sur le point de s’éveiller... Mais il faut qu’un effort le délivre.
Ce soldat qui attend le choc en retour, je prétends, j’ai vu son regard, qu’il s’ouvre à la réponse de toute son âme, comme l’on s’ouvre à l’eau du puits dans le désert. Et le voilà, ce message tronqué, cette confidence rongée par cinq secondes de voyage comme une inscription par les siècles :

« ... Espagne ! »
Puis j’entends
« ... toi. »
Je suppose qu’il interroge à son tour celui de là-bas.
On lui répond. J’entends jeter cette grande réponse :
« ... Le pain de nos frères ! »
Puis l’étonnant :
« ... Bonne nuit, amigo ! »
Auquel répond, de l’autre côté de la terre :
« ... Bonne nuit, amigo ! »
Et tout rentre dans le silence. Sans doute, en face, n’ont-ils saisi, comme nous, que des mots épars. La conversation échangée, le fruit d’une heure de marche, de dangers et d’efforts, le voici... Il n’en manque rien. Le voici, tel qu’il a été balancé par les échos sous les étoiles : « » Idéal... Espagne... Pain de nos frères... »

Alors, l’heure étant venue, la patrouille s’est remise en marche. Elle a commencé cette plongée vers le village du rendez-vous. Car, en face, la même patrouille, gouvernée par les mêmes nécessités, s’enfonce vers le même abîme. Sous l’apparence de mots divers, ces deux équipes ont crié les mêmes vérités... Mais une si haute communion n’exclut pas de mourir ensemble.

Paru dans Paris-Soir en octobre 1938. 

(... to be continued II part...)

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